Archives historiques de la région de Bienne, du Seeland et du Jura bernois

La catastrophe du Neptune

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Le 25 juillet de l'année 1880, une société de jeunes gens effectuait une promenade en bateau. On était convenu de se rendre à Auvernier, renommé par ses bondelles exquises. Le temps était superbe et rien ne faisait prévoir un trouble atmosphérique quelconque. A une heure de l'après-midi on embarquait sur le "Neptune", petit vapeur de la société anonyme du même nom.
Montèrent à bord: M. et Mme Karl Zigerli-Affolter, directeur de l'école secondaire des filles; M. et Mme Eberhardt, directeur de la Banque populaire; M. et Mme Schneider-Lanz, graveur; M. et Mme Hunziker-Seitz, négociant; M. et Mme Gerber-Jessi, instituteur; M. et Mme H. Engel-Teutsch, négociant; M. Affolter, mécanicien; Mlles Zigerli et Jester, institutrices; M. et Mme Tschantré-Lanz.
M. Zigerli, improvisé capitaine, était en même temps au gouvernail et le mécanicien M. Affolter soignait la chaufferie. Le bateau démarra aux applaudissements d'une foule sympathique accourue pour saluer les promeneurs et leur souhaiter un bon voyage. Ceux-ci répondirent en entonnant un choeur d'ensemble qui monta du bateau comme un... suprême adieu!

Les coeurs battaient à l'unisson et la joie rayonnait sur les visages affranchis momentanément des soucis quotidiens; on se laissait aller au bonheur de vivre en communion avec la belle nature. Les conversations alternaient avec les chants d'un répertoire inépuisable. De temps en temps l'on demeurait silencieux pour mieux contempler le panorama des rives mouvantes, lesquelles apparaissaient fuyantes comme en un film gigantesque.  On vit ainsi défiler villages, hameaux, côteaux adossés au pied de la chaine du Lac, la pittoresque église de Gléresse, perchée à mi-côte, l'île de St-Pierre, les clochers de La Neuveville puis le château de St-Jean situé à l'embouchure de la Thièle.

Parvenu à l'extrémité ouest du Lac, le "Neptune" s'engagea prudemment dans le lit de la Thièle paraissant s'enfoncer dans une lande sans issue.  On salua le château historique de la Thièle puis on déboucha tout à coup dans le lac de Neuchâtel. Le petit vapeur poursuivit sa marche en serviteur docile et bien élevé. On avançait sans ostentation mais aussi sans être remarqué. C'était comme une petite chose voguant sur l'immensité. 

Mais à peine fut-on dans ces grandes eaux qu'il se produisit un changement inquiétant dans l'atmosphère. Des nuées suspectes semblaient tout à coup sortir du Creux-du-Van allant couronner les crêtes du Chaumont. Le temps se fit lourd et la chaleur accablante. Certainement un orage s'amorçait. Aussi devenait-il prudent d'atterrir car le "Neptune" qui n'était pas ponté n'était pas propre à affronter la tempête.

Heureusement qu'on approchait du but. Passant à la hauteur de Neuchâtel on salua l'ancienne capitale de la Principauté par un chant patriotique que, fort probablement personne n'entendit. Parvenu en vue d'Auvernier on entendit au loin gronder la tonnerre, avant-coureur de l'orage. Le "Neptune", fier de son exploit, alla stopper dans le port et, quelques instants après, les excursionnistes se trouvèrent confortablement installés autour de tables chargées d'appetissantes bondelles frites. Incontinent le sacrifice commença copieusement arrosé d'un vin pétillant.
Laissons la joyeuse société se régaler et se réjouir, car l'heure fatale approche où...! - N'anticipons pas! - Laissons également passer l'orage, avant-coureur d'une tourmente plus grave qui, tantôt, fondra sur la contrée.

Il est sept heures du soir. Le "Neptune", de retour d'Auvernier, est amarré dans le port sud de l'ìle de St-Pierre, sa dernière escale. Le retour s'est effectué sans incident digne d'être relevé. Cordialement reçus par M. Edouard Louis, le sympathique tenancier de l'Île, nos jeunes gens prennent place dans la grande salle de l'Hôtel. Un thé est servi aux dames et les hommes dégustent en connaisseurs les meilleurs crûs du vignoble dont le "Chavannes" est le roi. La gaieté bat son plein. Mlle Jester est au piano. Elle attaque le "Bleu Danube", valse entraînante de Strauss. C'était le signal de la danse. On pousse tables et chaises sur les côtés pour faire place aux danseurs qui s'en donnent à coeur joie. - Chantez, dansez, folle jeunesse; jouissez de la vie pendant qu'elle vous sourit, car les minutes vous sont comptées où, à la dernière, le réveil sera terrible!

M. Louis, l'hôte jovial, a l'air soucieux. Prenant à part M. Zigerli il lui communique ses inquiétudes au sujet du temps. - Le temps se gâte, lui dit-il: il serait prudent d'embarquer pour fuir avant que l'orage n'éclate. - Notons que M. Zigerli est père d'une nombreuse famille. L'avertissement discret qu'il vient de recevoir le fait réfléchir. Il voit en imagination ses enfants qui attendent avec impatience le retour de leurs parents. D'autre part ne croyant pas à un pressant danger et hésitant à troubler l'allégresse générale, il hésite pendant quelques minutes à donner le signal de départ. - Précieuses minutes qui eussent sauvé le "Neptune"!

Enfin: finie la danse, finis les jeux! A la hâte, mais à regret, on s'empressa de regagner le "Neptune" tenu sous pression. Bien que prévenus nos jeunes gens ne croyaient pas au danger.  A leur décharge on doit reconnaître qu'il leur était quasi impossible d'apprécier l'état du ciel à l'ouest, d'où provenaient de sourds grondements, attendu que la configuration de l'ìle leur en cachait l'aspect de ce côté.

Le "Neptune" prit le large sur les eaux qui commençaient à s'agiter. M. Louis agitait son mouchoir en signe d'adieu. L'équipage répondit par un chant dont les accents allèrent peu à peu se perdre dans le lointain. - Chant du cygne, hélas!

Ecoutons maintenant ce que la "Gazette du village" nous raconte dans son numéro du 28 juillet:

"Déjà dans l'après-midi, la surface du lac présentait un aspect inaccoutumé; on apercevait ci et là des teintes violettes et jaunâtre et des traînées de noir brun ou d'un vert émeraude. Les bateliers et les pêcheurs haussaient les épaules at annoncaient que dans l'après-midi un orage se déchaineraît sur le lac. Il arriva en effet vers 3 heures et demie, mais ne fut pas violent. La température n'en fut nullement rafraîchie et la chaleur devint toujours plus accablante et étouffante jusque vers les 7 heures et demie.

A ce moment fatal, le bateau à vapeur le "Neptune" quittait lÎle de St-Pierre se dirigeant vers le port d'Engelberg pour chercher un abri contre l'orage qui le menaçait. A deux ou trois cent mètres de Vingras le bâtiment fut soudain assailli par de violentes rafales du Joran. Au lieu de tourner l'axe du navire dans la direction du vent arrière, il paraît que la personne qui tenait le gouvernail voulut à tout prix gagner Engelberg.  Cette manoeuvre présenta malheureusement le flanc du "Neptune" aux vagues qui déferlaient avec violence, et le vent s'engouffra en sifflant sinistrement dans la cabine qui se trouve sur le pont et, soudain, le "Neptune" disparut dans les flots.
Dix minutes auparavant les joyeux chants de la société retentissaient dans la cabine, et maintenant, le silence et la mort ont remplacé la gaieté de la vie."

Écoutons aussi ce que raconte le "Démocrate" du 6 août:

"L'ouragan a éclaté subitement et s'est d'abord manifesté par un coup de vent très violent venant de l'Ouest qui souleva d'énormes vagues; et comme le bateau commençait à balancer M. Tschantré qui se trouvait sur le pont, voulut se placer à l'avant pour rétablir l'équilibre; mais au même instant il y eut un second coup de vent non moins violent venant celui-ci de l'Est. Ces deux coups de vent formèrent un tourbillon formidable qui fut remarqué même depuis l'Hôtel de Macolin; et M. Tschantré fut jeté à l'eau par sa violence. Il n'aperçut plus alors que la cheminée du vapeur qui disparaissait dans les flots. Tout ce drame n'a pas duré plus que quatre secondes. M. Tschantré put se cramponner à la barque de sauvetage, dont l'amarre s'était heureusement rompue, où il fut rejoint à la nage par M. Engel.

Et voici ce que nous lisons dans le "Messager boîteux" de l'année 1881 sur le même sujet:

"Après avoir touché l'Île de Saint-Pierre, le bateau se dirigeait en toute hâte sur Bienne au milieu des vagues énormes qui mettaient à chaque moment l'embarcation en péril. La pluie tombait par torrents; les dames et quelques messieurs étaient entrés dans la cabine qui se ferme hermétiquement. "Le capitaine-pilote improvisé et le mécanicien inexpérimenté commençaient à sentir la terrible responsabilité qui pesait sur eux. Bientôt les cris: à terre!... à terre! se font entendre. Celui des promeneurs qui était au gouvernail, l'instituteur Zigerli, peu habitué à pareille besogne, fit faire dans ce but un mouvement trop brusque au petit vapeur, en sorte que le "Neptune" qui, jusque-là, marchait vent arrière, eut subitement le vent de face. En un clin d'oeil le bateau versa et disparut dans la profondeur du lac. Un immense cri de détresse domina un instant le bruit de l'ouragan et puis... plus rien!
Deux passagers qui se trouvaient sur le pont au moment du naufrage s'étaient cramponnés au canot de sauvetage dont l'amarre s'était rompue. On entendit leurs appels désespérés et ils furent aperçus de la rive opposée. La tempête s'étant un peu calmée des barques se portèrent à leur secours et ils furent recueillis à demi-morts une heure après le naufrage.
Pendant la terrible tourmente on entendait aussi des cris et des appels qui paraissaient se rapprocher du rivage. Le tumulte des eaux était si grand que personne n'eut courage de se porter au secours de l'infortuné. Le matin de bonne heure on découvrit son cadavre au bord de l'eau. C'était le corps de M. Zigerli qui avait lutté en désespéré et en vain contre la mort pendant près d'une heure et dont le cadavre portait les marques d'une terrible lutte. Père de six enfants et sachant sa femme engloutie dans le sein des eaux, on peut se représenter son calvaire.

La triste nouvelle se répandit immédiatement comme une trainée de poudre. Partout l'on était consterné. Des centaines de personnes accourues de Bienne et des environs se rendirent au bord du lac pour apprendre quelques détails sur la catastrophe et dans l'espoir de retrouver quelques rescapés. De nombreuses barques voguaient silencieuses sur le lieu du sinistre; mais elles ne peuvent constater que le lac, perfide en ses moments de colère, a tout englouti et qu'il ne reste pas même une épave du naufrage."

Et le "Journal du Jura" dans son numéro du 29 juillet:

"L'émotion est toujours grande à Bienne. On espérait voir surgir du lac soit un débris du "Neptune" soit un des cadavres enfermés dans la cabine. Aujourd'hui tout espoir est perdu et l'on est à se poser cette terrible question: combien de temps les 15 malheureuses victimes, enfermées dans la cabine et entraînées soudainement au fond du lac,qnt-elles pu vivre avant que l'eau ait mis fin à leurs angoisses? C'est ce qu'indiqueront, une fois le "Neptune" retrouvé, les montres des naufragés, et encore !... La montre de M. Zigerli marchait encore lorsqu'on a recueilli son cadavre."


Auteur: Charles Favre / Source: Archives du Journal du Jura 1880